La pensée de l’atteinte corporelle

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Penser la pensée

Penser la pensée, c’ est déjà complexe; les tentations du narcissisme et les paradoxes de l’ autoréférence y guettent et rendent cette demarche délicate et ouverte, sinon incertaine.

Penser la pensée dans sa relation au corporel, c’ est plus complexe encore. Irréductibles l’ un à l’ autre, corps et pensée entretiennent cependant un dialogue permanent, fait d’ un mélange de langues, d’ une diversité de codes et d’ un ensemble évolutif d’ interactions et de contraintes réciproques. Un corps sans la pensée, c’ est, dit-on, l’ état végétatif; une pensée sans le corps, c’ est une définition de l’ inhumain.

La pathologie peut, comme d’ habitude, élucider quelques aspects de ce système « corps-pensée ». La conversion hystérique, par exemple, y apporte sa contribution. L’ atteinte du corps peut s’ y avérer aussi démonstrative.

Conditions de la pensée et atteinte corporelle


La pensée, soit l’ activité intérieure de mise en forme et en contexte discursive de l’ expérience, dépend de certaines conditions:

Catégories de la pensée, comme le temps, l’ espace, la relation…

Opérations mentales, essentiellement de transformation et de mise en équivalence et en correspondance

Le langage

L’ action, surtout l’ activité corporelle et l’ interaction sociale

Il s’ agit d’ un environnement intégré, contexte de toute attribution de sens à l’ expérience et à l’ anticipation. Dans ce dispositif, les mécanismes de rétroaction (feedback) occupent une place capitale. Et la relation au corps est constitutive de toute activité pensante du sujet.

L’ atteinte corporelle, suite à une maladie ou à un traumatisme — par exemple, une paraplégie — équivaut, entre autres, à une atteinte des conditions de la pensée. Ainsi, par exemple:

Les catégories de l’ espace et du temps — qui ne sont pas des abstractions philosophiques, mais outillage mental opérationnel — liées à des paramètres comme le point de vue, la possibilité d’ approche et d’ influence, ou d’ évitement, le rythme, les modalités et les limitations de l’ activité sensori-motrice, sont atteintes, du fait, par exemple, de la position forcément assise ou allongée; de la nécessité de considérer hors portée du sujet tant de choses, surtout familières, et de vivre dans une certaine inquiétude et angoisse, sinon étrangeté, l’ espace et le temps familiers, y compris ceux du corps propre, soumis à des distortions, discrètes ou dramatiques, quant à leur transcription subjective…

Une revision d’ équivalences et de correspondances déjà établies est de rigueur, ayant trait surtout à la relation entre penser et agir, ou sentir, entre acte programmé et transcription effective, entre intention du sujet et besoin d’ un tiers pour l’ accomplir…

Le langage accusera la prolifération d’ expressions devenues soudainement « pures métaphores » — comme « courir », « partir », « debout » etc — avec, comme conséquence, la pensée verbale obligée de se développer dans un paysage langagier, mental et émotionnel proche, dans certaines domaines critiques, d’ un cimetière d’ expressions littérales.

L’ action se voit, dans certains aspects, réduite au déficit d’ activité, aux distortions ou à l’ état de signe, plus ou moins communicable et rarement valorisant. Penser son être et anticiper une relation au monde dans ce contexte de réduction de l’ autonomie de mouvement et d’ action, cela nécessite aussi une revision et une restructuration, parfois dramatiques, du dispositif servant jusqu’ alors à cette activité de pensée dans ses relations à l’ activité sensori-motrice et sociale.

La pensée de l’ atteinte corporelle


Ainsi, la survenue d’ une atteinte corporelle crée des exigences inédites au niveau de la pensée.

Les conséquences principales d’ une telle atteinte sont de trois ordres:

Un nombre de fonctions, comme la motricité, cessent d’ être intériorisées et intégrées sur le plan personnel, et nécessitent une suppléance fonctionnelle, apportée par un tiers, physique et personnel; la pensée elle-même pourrait être une de ces fonctions, directement (par exemple, « est-ce possible », « comment faire », etc), soit indirectement, surtout au travers des échecs et des frustrations, avec accentuation de l’ écart vécu entre la pensée du sujet et son équivalent corporel et matériel, entraînant l’ incertitude de la pensée.

Le substrat corporel, surtout neuromusculaire, de l’ activité sensori-motrice, et des formes de pensée correspondantes, est atteint, mettant en cause un niveau primordial de l’ activité mentale dans son ensemble; avant tout, ceci implique une revision des correspondances entre corps et monde, surtout en termes de reformulation, sinon de crise, de notions fondamentales, comme possible-impossible, actif-passif, à moi – à autrui, vouloir-réaliser, aimer-vivre, etc.

L’ atteinte fonctionnelle du corps entraîne une régression à des positions orales et anales, surtout en termes de « quasi-fusion fonctionnelle », ou de dépendance prononcée quant aux besoins élémentaires, ainsi que d’ une demande d’ éducation nouvelle et d’ échanges archaïques, avec toute leur cohorte d’ ambivalence et de régression formelle, qui peuvent provoquer des distortions ou des blocages du cours, des formes et des contenus de la pensée.

Un corps de pensée à venir

Si ceci est le champ, un nouveau travail de pensée est nécessaire. Travail d’ élaboration d’ une nouvelle pensée du corps, d’ un nouveau corps pensé, d’ un corps-pensée approprié, répondant aux défis qui émergent, respectant les contraintes qui s’ imposent, et ouvrant la voie au dépassement de cette crise.

Il s’ agit de l’ élaboration et de la gestion d’ un corps transitionnel, fait de pensée, d’ imagination, de représentation, de sensation et d’ activité. Ce corps transitionnel devrait intégrer, dans un mouvement évolutif, dialectique, le système corps-pensée précédent, en tant que réalité persistante et en tant qu’ inscription somatopsychique; le système corps-pensée actuel, marqué de distortions, de manque, de limitations, de souffrance, de disgrâce; et un système corps-pensée à venir, sous le signe de deuils inévitables, de reconstructions et de réinvestissements nécessaires, de craintes et d’ espoirs, de nostalgie et d’ anticipation.

Ce travail de structuration d’ un corps transitionnel, y compris dans le domaine de la pensée, aura évidemment recours aux processus d’ assimilation et d’ accomodation, chers à Jean Piaget; sera le champ d’ un nouveau jeu entre pulsion et défense; et exigera un travail important de deuil, de réparation et de sublimation. La pensée devra s’ engager dans cette dialectique, tant sur le plan de ses objects que sur le plan de ses conditions.

Ce travail de formation d’ une nouvelle version du sujet ne signifie pas forcément un répli à des positions régressives, dans un état déficitaire et pitoyable. La possibilité de dépassement créatif de la crise existe — et se manifeste assez souvent. Défi ne signifie pas forcément défaite. Des empires économiques ont été créés comme réponse à une atteinte corporel. Un président d’ une puissance hégémonique mondiale était atteint d’ infirmité motrice. Le théoricien des trous noirs habite un corps marqué par la souffrance. Et Tyrtée, l’ animateur de la vertu guerrière des spartiates, boitait.

Pour reprendre une citation célèbre de Freud, « Boiter, selon l’ Ecriture, n’ est pas un péché ». Et, quand le corps boite, la pensée doit et peut toujours chercher sa nouvelle manière de marcher et, eventuellement, de renaître dans un monde aussi humain, donc imparfait, que celui où elle vivait avant l’ atteinte du corps.